Le 200 de Joël ou la luminosité retrouvée


Dès le sommet de la côte de Pechabou, j'ai su que ça irait. J'ai collé ma main au frein, le doigt blessé ne bouge pas, il faudra juste ne pas avoir à freiner brusquement.

Pour le dérailleur arrière, ça ira. Pour les vibrations, juste pendant quelques secondes penser à autre chose.

La montée de Montbrun est toujours laborieuse, je me dis toujours, c'est le plus dur, au château d'eau, c'est-à-dire au kilomètre 7, il ne reste plus qu'à rentrer. Ils sont là, les deux Guy, François, Jo et Yvon, prêts à en découdre sans doute, il manque Patrick, récupéré plus loin à Calmont. Les lignes droites de Nailloux sont perfides, le soleil de face aveugle les automobilistes pressés de rejoindre le printemps, Dieu sait où, mais trop vite assurément, et le cycliste est bien fragile sur ce côté droit encombré de gravillons, de réparations de routes approximatives, d'objets oubliés parfois.

À Calmont, tout est calme. La plaine ariégeoise déroule sous les roues, le vent annoncé est absent, Villeneuve de Paréage, village au chemin des écoliers d'autrefois, est silencieux. Un vieux assis devant sa porte prend le soleil, malgré le froid encore là à presque dix heures.

À La Tour de Crieu, nous ne nous arrêtons pas, laissant Monika perplexe et toute à ses pensées de la vallée du Rhin qu'elle abandonna pour venir dans cet Ariège de douleur, sans beauté, sans qualité, sans avenir, mais amical aux passagers habituels que nous sommes. C'est l'ouverture de la truite. Les pêcheurs ont garé leurs 4×4 au tout début du Piémont pyrénéen, certains enfoncés dans l'eau, équipés comme l'armée française au Mali. La truite fario est plus prévisible qu'AQMI ou ANSAR DINE, mais qui veut la fin… Alain Philip est parti dans le Cabardes, Luc Pibouleau jadis dès six heures du matin le jour de l'ouverture…Aujourd'hui depuis le cimetière de Fougax-et-Barrineuf, qui sait…L'éternité, ça doit exister. Les deux montées, Sarnac et Raissac me collent sur la route. Et je commence à saigner du nez. Les autres sont devant, en vue de Lavelanet.

Arrêt à Lavelanet. Un avion est tombé cette nuit, quelque part en Asie. Un autre monde. Ici, tout a disparu, l'industrie textile, l'industrie du peigne à corne. Quatorze usines il y a cent ans. Tout ferme en accéléré, les maisons de la rue principale sont presque toutes vides de leurs habitants. Et pourtant Fabien Barthes est ici, Martin Fourcade couvert de gloire à Sotchi aussi. Mais personne n'est venu, personne ne viendra, la tristesse s'est installée durablement.

Belesta. Belesta, le juge de paix de mes saisons. Si j'arrive à Belesta, j'irai partout. Le restaurant Pibouleau a disparu, je ne vois pas ce qui le remplace. Vite attaquer la facile montée vers Col del Teil. Un virage à gauche et ce sera vent dans le dos jusqu'au bout. François, cycliste de très grande classe, veille, photographie, archive. Finies les cruautés du travail, perdues de vue les immodesties de Paris. Les chagrins, les mesquineries, les flagorneries, les mensonges, les traîtrises, arrête, c'est la Corée du Nord, Kim Jong-un avec, arrête, tiens le guidon, la descente vers Rivel est sinueuse, ne pas se cabosser là-aussi. Rouler vers l'avant, la curieuse maison à gauche, le parapet sur la rivière, et continuer, continuer et sourire de facilité.

Regarder, voir. Des enfants vacanciers désœuvrés sont assis, à manipuler leur téléphone. La campagne est plate, gorgée de flaques d'eau. Le vent est maintenant Sud, il pousse, le compteur monte, quarante sur le plat, sans effort. François, Guy B, Yvon et Patrick, affutés comme des couteaux, filent sur Fanjeaux, Jo, Guy A et moi vers Mirepoix. Nous traversons sans un regard pour les couverts. Vite attaquer les petites montées et pointer tôt à Salles sur l'Hers. Dans la descente du prétentieux col de Mayreville, des regains de colza jaunissent le Lauragais, la ligne de séparation avec le ciel est nette.

Un jour un homme de Castelnaudary exilé à Paris me disait – Si tu viens au Nord, tu perdras la luminosité, et le temps de t'en rendre compte, il sera trop tard. L'ai-je perdue? Guy A, rescapé de la saison 2013, courageux à l'extrême, un modèle pour moi, tenace jusqu'au crépuscule de chaque journée, continue, continue. Et dans ses toujours malicieuses conversations n'oublie jamais Thérèse, notre amie de grande lassitude, isolée à Mas-Saintes-Puelles, alors que sa Méditerranée l'attend. Cours-y vite, Thérèse! Ici c'est déjà la grande émigration vers les ailleurs inconnus. Rentrée sur la piste. Jo, métronome, épuisé dit-il, mais toujours régulier, mène le train.

Nous finirons en silence. Un au revoir à Baziège. Yvon et François ont dû raboter les collines de Fanjeaux, ils finiront comme des sprinters sur la ligne de Milan-San Remo. Une veille de Paris-Nice, la saison à vraiment commencé. Je monterai Pechabou en baissant la tête, Mon compteur marquera 200 km. Ça y est, je suis ressuscité.

Joël


 

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